mardi 5 septembre 2017

19.07.17


J’entreprends de tout déverser, dans la chaleur de l’espace associatif, derrière les portes ouvertes sur les 35 degrés extérieurs, devant les joueurs de cartes qui ne me prêtent pas attention, je ressens qu’il faut vider. Il ne faut pas tout vider, il faut garder beaucoup. Il faut tout garder mais il faut tout vider. Se vider sans relecture. Se vider pour retrouver l’alignement de la seconde de l’instant présent et du vécu. Vider sans ambition. Vider par l’écrit pour trouver le chemin de l’oral. Je passe ma vie à faire des listes : des listes de choses à faire qui structurent mes journées, des listes salvatrices dans l’orientation qu’elles donnent, dans l’illusion qu’elles offrent d’un but à tout ça, dans leur pouvoir d’anesthésie bénigne, raisonnée, quotidienne, des listes d’envies, des listes de métiers, des listes de mots bourrés de sens, des listes que je commence en sachant que les tirets n’existeront que sur le papier. Parfois j’oublie les s au pluriel et ça ne choque plus mon œil. J’ai chaud, trop chaud sans doute mais c’est quand il fait chaud que l’on est ramené à notre sueur et à notre souffle. C’est quand il fait chaud que le corps ralentit, que le corps en a marre, qu’enfin la chance nous est donnée de soupirer. J’ai envie d’apprendre l’écriture directe, l’écriture automatique, l’écriture qui n’est pas complexée de ses verbes être et avoir, des « il y a », des répétitions et des mots simples.  L’écriture qui coule comme un ruisseau, qui crache comme les égouts, qu’on avale comme un verre d’eau. Un des joueurs de cartes me dépose une poignée de bonbons-statues, ceux qui sont friables et trop sucrés, entre la guimauve et la dragée. En guise de bonjour, il m’offre le fond d’un sachet de sucreries qu’ils partagent tous les jours de la semaine. Depuis mon arrivée à la ludothèque, j’élaborais un plan pour leur demander de me joindre à leur jeu. Il m’a fallu une heure, il a fallu que ce monsieur dont les yeux sourient croise mon regard, m’offre ces bonbons pour que je pose la question. Ils jouent sur un tapis rouge qu’ils déroulent et déplacent de table en table. L’un m’a dit « c’est compliqué, il faut calculer ». J’entendis sa réserve, elle fit écho à la mienne, mais mon corps était déjà sur la chaise face au distributeur de bonbons, mes mains attendaient les cartes qu’il distribuait, mon téléphone enregistrait. Le sceptique est resté à côté de moi, jouait à ma place, posait les cartes en m’expliquant le jeu à mesure que ça avançait. Je n’ai pas compris mais le pont est en ébauche. Je ne mangerai pas les bonbons mais je les emporterai. J’aime qu’ils ne calculent pas ma présence. J’aime les mots français qui ponctuent leurs phrases : asticots, moi ça me dégoute, chauve-souris, maladie professionnelle, métastases, 700€ par mois, il est plus jeune que moi, Mitterrand, 1981. J’aime celui qui cherche le balai dès qu’il aperçoit un cafard, l’autre qui écrase les mites du bout du pied, celui qui n’enlève jamais son béret. Deux albanais sont entrés pour les Restos du cœur, j’ai essayé en anglais, ils ont essayé l’allemand et c’est comme ça qu’ils ont compris qu’il fallait revenir lundi. A midi, je suis allée faire quelques courses chez Biot, payer pour bien manger devrait tomber sous le sens. Je me sentais hors contexte de ce lieu tout en sentant le soulagement – le privilège – qu’offre l’achat de produits sains.

25.07.16 // Vincente, Albacin et le voleur de sac

La sensation que je garde de cette journée, c'est l'élan avec lequel T. est arrivé derrière moi en courant, c'est le courant d'air qui a balayé mon flanc quand il a attrapé le sac que je tenais pour faire mine de me l'arracher comme un voleur. C'est le mouvement de balancier qu'a fait mon bras quand il a lâché et ma main qui s'est posée sur son épaule. C'est l'idée qu'on eut pu me voler mon sac avec les deux sacs à dos que je venais d'acheter et le soulagement qui suivit quand je le reconnus. Un voleur avec une chemise verte qui soulignait parfaitement son teint halé, ses cheveux, ses yeux et tout ce qui chez lui sent la lumière et le rebond. C'est rien, je marchais paisiblement vers la boutique aux parfums et de derrière il courut pour me rattraper, voilà, c'est tout mais c'était la surprise anticipée, les quelques secondes de vide, de choc, de remise de choc et de joie intense de retrouver T. et S. avant l'heure. Le plaisir de ne plus être seule, de trouver du familier dans cette ville qui le devenait.

Si on rembobine les heures – c'est une journée que l'on peut raconter à rebours tant elle a la forme d'une mélodie pleine de pavés et de lumière dans ma tête – à 11h20 je trouve mon bus à Durcal et m'assois devant pour être au milieu de ce qui fait le voyage, même s'il ne dure que 30 minutes: les mains du chauffeur sur le volant, sa façon de changer les vitesse, la route, les virages, les discussions des passagers des deux premiers rangées avec lui, la radio. Je souris à la dame qui monte, tout dans son allure est propre et disposé pour la sortie. Ses cheveux gris bouclés, le bleu roi sur ses paupières légèrement bridées, les fleurs de sa robe, la sac à main qu'elle tient sur ses genoux. Je ne sais plus si c'est venu d'elle ou de moi mais nous échangeons quelques mots sur l'heure de départ. Je lui dis qu'il est 24, qu'elle a eu de la chance, j'oublie comment dire partir, je n'ai que le mot llegar qui me revient en boucle à chaque effort de remémoration. Llegar est un mot que j'ai appris dès mes premières heures d'espagnol avec Madame Cuvillier et jamais je n'ai peiné à le retrouver: il veut dire arriver.

Souvent je ressens le besoin de m'asseoir après la première heure d'exploration d'une ville nouvelle. Le tournis qui vient d'un rythme que l'on ne connaît pas, de rues potentielles qui s'offrent à nous tous les mètres. Quelque chose dans ce tourbillon délicieux me demandait de prendre quelques minutes de respiration. J'ai posé ma jupe bleue sur un banc en pierre, et mon sac en toile étiré par le poids de mon appareil photo, de plans, d'une bouteille d'eau cabossée, d'une crème solaire - toutes ces choses que l'on emporte avec soi pour les cas où. Pour me situer dans le jus de cette grenade, j'ai déplié le plan de la ville sur mes genoux. Un monsieur, qui je l'apprendrais plus tard s'appelle Vincente, 78 ans, s'assoit à côté de moi. Un plan, une invitation à la conversion. Peut-être que ça marche comme ça.

Il est né à Granada et y a toujours vécu. Il me donne le nom de sa rue mais je l'oublie aussitôt. Il n'a jamais pris l'avion. C'est trop tard, il dit en riant qu'il ne le fera plus. Il me demande où je veux aller – très bonne question, je ne sais pas. Il pointe l'office de tourisme derrière nous. Je veux aller, je crois, vers des endroits où ce genre de moments sont possibles. Eres muy joven, no? Muy joven. 25? Si, exactamente, 25. Il a l'oeil. L'oeil de situer les autres sur l'échelle de l'âge avec la hauteur du sien. L'oeil de l'âge sur les âges. Il me donne son prénom, je lui donne le mien. Il enlève ses lunettes de soleil. Je relève les miennes. Les yeux visiblement sont importants pour lui. La sincérité dans sa voix – guapa, muy guapa, j'entends et je prends car là c'est un vrai cadeau. Il est temps de continuer à marcher, il dit qu'il ne veut pas me déconcentrer, je ne sais toujours où je vais mais j'ai trouvé quelque chose de beau donc c'est bon, je peux repartir. Gracias, buen dia, que vaya bien.

Granada est une ville touristique où les touristes ne se voient pas. J'ai recherché un endroit sur le plan où les rues faisaient des arrondis, s'arrêtaient sans prévenir, se décroisaient pour se retrouver 10 mètres plus haut. Des rues du quartier Albacin, je retiens les pavés, les marches parfois, les fenêtres ouvertes offrant des mélodies de guitare et de chants poussés dans la gorge aux 39° de l'air extérieur. Mon appareil photo était armé en permanence, je ne le rangeais plus dans son étui et j'étudiais chaque prise dont la perspective n'était pas élaborée puisque la ville parlait d'elle-même. Je retiens le café qui se dit coin de paradis, les fils électriques apparents qui passent entre les balcons, les belles petites trousses que j'aurais voulu acheter en les laissant par raison et surtout, surtout, je retiens les murs qui parlent. Linda la que lee. Stop machismo. Solo solos somos libres. Carne es asesinato. Bonjour soleil avec un colibri collé au l de soleil. Tu y yo podemos cambiar el mundo. J'ai vu les mots où ils étaient écrits et à chaque fois ils ont rallumé en moi des ampoules et des idées mille fois parcourues. La lumière, la solitude, être femme et l'amour comme moteur de changement.

Deux gobelets de limonade sur la table du café des falafels. Un T. et un S., deux wraps à la main, leur fatigue souriante. Il reviennent de Séville où ils ont passé la nuit à chercher de l'air et se disent presque soulagés par la brise de Granada. Nous sommes à la même table que Meg et moi une semaine plus tôt. Je commande une limonade pour faire comme eux. La douceur et le piquant, toujours.

Maintenant on va où? Sacramonte? I don't know it that well. Peu importe, j'aimerais juste voir la vue, un endroit avec vue sur la ville. Si nous allions à l'Alhambra, elle ne serait pas dans la vue. T. a une place en tête, juste en face de l'Alhambra. Des rues qui montent, des fontaines, des éclaboussures, des gouttes qu'il me lance du bout des doigts, des bouteilles vidées de soif, de la crème solaire étalée soigneusement sous des pots de fleurs. Une fois arrivés à la place du mirador Nicolas, le reste s'impose: l'Alhambra entourée de pins surplombant la ville, la ville qui s'étale sans heurts comme une coulée de lave qui ne brûle pas, la chaleur qui enveloppe ces milliers de toits d'un voile, le bleu du ciel au dessus et la ligne des montagnes au loin pour offrir des limites à cette beauté. 

Entre deux maisons colorées de graffitis, près de la placeta du chanteur des Clash, après une nouvelle fontaine à trois robinets, je me baisse pour ranger ma bouteille de mon sac et ma jupe se déchire jusqu'à ma culotte. Je ris, je tourne la fente vers ma cuisse et les rattrape. There has been a major skirt incident! J'aime bien, je suis bien, j'aime bien partager ce genre d'infos car ça brise les murs et ça fait rire. On avance et les murs, les vrais, ne se taisent pas, ils ne cessent de donner des messages à retenir.

L'attente à l'arrêt de bus. On joue aux cartes assis sur le trottoir, T. parle de ses chaussures en pneumatique péruvien, on aperçoit S. l'amie de B. sans lui dire bonjour, je m'assois dans un chewing gum qui reste collé au tissu de ma jupe déchirée. Oh my god Charlotte, it's all going wrong! Je ris, je me débarrasse du filet dégueulasse tout en ayant l'impression de traîner toute la ville sous mes fesses. Je me sens crasseuse, poisseuse, un peu dévoilée mais heureuse et bien entourée. Dans le bus, je ne salue pas S. et je m'en veux, on se met au fond et je leur explique le besoin de voir la route, de pouvoir voir la route. S. me laisse la place du bout du couloir. Les vibrations du moteur nous masse le dos. On entame enfin les baklava que T. a choisis dans la vitrine du café. On croque une ou deux fois et on se les passe comme on ferait tourner un joint ou un chalumeau. Ils sont un peu secs, T. est déçu, mais celui saupoudré de vert, le plus fin en forme de triangle, rattrape la fadeur sucrée des autres. A l'arrivée, je vois S., elle descend les marches du bus, T. me le fait remarquer, je la rattrape et on se raconte nos journées – elle a fait les soldes avec son frère. Les phrases que je formule s'enchaînent toutes seules mais un peu bizarrement parfois, je le sens bien, ça ne fait rien, on se dit bonne soirée, à bientôt peut-être.


En rentrant, la tension dans la cuisine. T. avait oublié de prévenir B. que nous étions en train de rentrer, le dîner n'est pas prêt, les patatas bravas ont à peine été lancées et le four s'éteint toutes les 5 minutes. M. ne parle plus. T. s'excuse et aide B. là où il faut. Avec S. on tourne en rond sans savoir quoi faire. M. a préparé toute l'installation pour voir le film sur la terrasse. Magnolia. Des histoires éparses, fragmented, qui sont reliées sans l'être vraiment, au fond, comme le fil de vies partout. Je regarde la toile autant que les étoiles. Le son est fort, je pense aux voisins. Tant pis, ce n'est rien de grave, ce n'est que le son d'un film dans la nuit et personne ne se plaindra. Des patatas bravas dorées refroidissaient dans mon assiette et ma fourchette les pique une par une dans le noir. Dans le film, il se met à pleuvoir des crapauds. Ils s'écrasent contre les pare-brises, cassent des fenêtres, tombent dans les cheminées. Je ne me suis pas attachée à l'histoire – trop occupée à me repasser le film de ma journée – donc je prends les images telles qu'elles viennent, accueillant le désordre de l'intrigue comme celui qui nous habite. 

Après 3h10 (le film le plus long de la terre), j'ai fait la vaisselle. Je voulais soulager B.sans qu'elle ne le voie venir. Je ne voulais pas qu'elle retrouve ces piles de casseroles et la sauce séchée au fond des plats en se levant. T. m'a secondée en silence jusqu'à ce qu'il me demande ce que j'avais pensé du film. J'ai répondu qu'à partir du moment où j'ai cessé de vouloir le comprendre et de mettre l'histoire dans les cases de la cohérence cinématographique – when I surrendered to it – ça allait mieux. Il était dérangé, piqué, embêté par ce qu'il venait de voir et ne savait pas quoi en faire. Avant de disparaître, il a mis le doigt sur son état: ''I feel mentally vulnerable''. J'ai éteint la lumière en entendant l'eau de sa douche couler.       

mercredi 16 novembre 2016

22.07.16 // L'attente chez le boucher, Cupid et un pain à la crème

B. nous a coincé la liste des courses sur la porte d'entrée. Des tomates pour les salades, des pommes de terre, des pinchitos, des saucisses, deux beurres con sal, des uvas, des pêches ou des prunes qui se sont finalement devenues des pêches et des prunes. C'était prévu depuis la veille au soir qu'on irait faire les courses avec T. pour qu'il me montre upper Pinos. I'm ready whenever you are, j'entends – ce moment d'attente qui précède les activités planifiées où il faut que l'un fasse signe à l'autre.

Sous le soleil de onze heures midi, nous montons la côte. Je me refroidis le bout des doigts et le visage à la fontaine. La carnicería jouxte l'église. La fraîcheur des frigos et des gens qui se sont levés tôt, une forte odeur d'ail dans les rayons, trois rayons pas plus. Des cagettes en plastique pleines de fruits et de légumes que je n'ose pas toucher. Je ne vois pas les sacs en plastique. J'attends - une attente entendue et satisfaite, une attente qui me permet d'observer sans compter. T. aussi attend derrière la comptoir où s'étale la viande fraîche. Nous attendons que quelqu'un nous interpelle, nous attendons les premiers signes d'impatience qui monteraient en nous, qui nous pousseraient à nous manifester, qui viendraient interrompre le rythme de cette fresque animée dans laquelle nous sommes de simples figurants, des figurants contents.

Ca y est c'est à nous, T. commande les pinchitos – des morceaux de porc marinés dans une sauce jaune – et la dame derrière le comptoir nous indique de nous servir librement, quitte à passer derrière le comptoir pour trouver des sacs, des raisins, tout ce qu'on voudra dans cet espace exigu qui ne laisse pas de place à l'embarras du choix. 22,60€. T. n'a qu'un billet de 20, je lui dis en rigolant allez que les 2,60 qui restent sont on me.

En redescendant, il veut prendre tous les sacs because you're a woman. J'insiste en souriant de tout ce qui passe par sa tête et je porte. Je fredonne Cupid please hear my cry, lentement et en détachant le cu- et le -pid, en n'allant souvent pas plus loin que ça. C'est ma manière à moi d'être là sans faire de phrases. Stop singing Charlotte. Il me demande si j'ai reconnu le son d'une flèche qui vole au moment où Sam Cooke chante le refrain. J'écouterai mieux la prochaine fois. You didn't come to complain about my light last night. J'allais pour dire qu'on ne peut pas gagner une bataille avec les mêmes armes deux fois de suite mais je me suis arrêtée en cours de route. 

Nous passons par la boulangerie sans présentoir mais l'odeur ne trompe pas. Un monsieur d'un certain âge se traîne du fond de la cuisine jusqu'au comptoir et sa femme s'affaire à quelque chose qui lui donne l'allure du métier. La lumière du jour qui passe par la porte et la fenêtre suffit à éclairer l'intérieur: de l'ombre, de la fraîcheur et de la poussière partout. T. commande una barra et une pain à la crème pour le chemin. It's shit. Je lui dis de ne pas exagérer et de m'en passer un bout. 

Je porte la baguette, il se met à la vouloir, me la prend des mains, je résiste, il tire, je tire, le sac se déchire, deux bouts de plastique me restent dans les mains: now look what you've done. Des enfants ridicules. Je lui fourre dans le cou. Nous passons devant le taxi parisien garé devant la grande maison que se vende. Je regrette de ne pas avoir engagé la conversion avec les deux hommes qui étaient là. T. me dit d'y retourner mais je réponds non c'est bon en continuant vers la maison.    

14.07.16 // Le voyage, les fenêtres ouvertes et les yeux fermés

En passant la frontière, dans ma tête j'entends un Hola Españita. Les aires d'autoroute sont plus rustiques, les voitures plus chargées. Je me souviens des autoroutes d'Andalousie sur lesquelles Papa conduisait la voiture de location pendant ces vacances que nous avions passées sur la Costa del Sol dans une maison blanche où il y avait des cucarrachas dans la douche. Le jour de notre départ, très tôt, nous avions croisé des minibus remplis jusqu'au toit, des familles qui rentraient du Maroc qui avaient devant elles des kilomètres infinis de bitume pointillé, toute l'Espagne et toute la France, les fenêtres grandes ouvertes et la radio à plein volume, le conducteur fatigué mais concentré et les passagers endormis contre les fenêtres. C'est cet air-là que j'ai retrouvé mais dans le sens des départs. Ce mouvement vers le sud, ce convoi vers la chaleur dans la chaleur. Après la frontière, le paysage s'est élargi et les voies ont rétréci. Nous sommes passés entre des montagnes, en levant les yeux nous voyions des roches percées et des grands oiseaux qui volaient très haut. Nous quittions la France et même si j'y laisse toujours un bout de moi, j'entrevoyais déjà ceux que j'avais laissés sur ces terres-là.

En moi, la bataille tapait très fort. L’autoroute serpentait et je redoublais d'effort pour garder l'équilibre interne. A tellement de niveaux, tellement de niveaux que tout ce que je pouvais faire c'était respirer et respirer encore. La musique de B. et M. qui allège, qui remplit le silence fatigué et parfois gêné des voyages en voiture, ces chansons inconnues mais qui passent tout de suite. Les pochettes de cd avec des disques qui ont tourné des dizaines de fois mais qui tourneront encore longtemps. Parfois ils étaient rayés et ça sautait. Une fois, on attend que ça passe, deux fois, bon ce n'est peut-être pas si grave, trois fois, aïe, quatre fois, T. demandait à B. de passer à la prochaine. La chanson en indu (et non pas en arabe, Charlotte – cette erreur qui me met mal, mon besoin de l'exprimer, T. qui répond No one was thinking about it you know. I know but I am. – cette chanson, donc, qui fait instantanément secouer les épaules, étendre les bras et rouler les poignets. 

Je me laissais porter, maintenant que plus rien ne dépendait de moi. Je ne connaissais pas le chemin et découvrais en direct toutes les choses qui avaient été prévues et discutées depuis quelques semaines. Le voyage n'en finissait pas mais ce n'était pas grave. On grignotait tout ce qui traînait, des noix, des mangues séchées, des cacahuètes, des chips, du chocolat, des choses croquantes (dont certaines déplurent à M. qui lança toute sa poignée par la fenêtre). Nous voilà sur une route à deux voies remplie de camions à doubler. Am I clear? (M.) Yes. Go. Go now! (B.). Mes yeux fermés, mes doigts croisés. La boucle d'oreille de M., ses yeux que je ne peux pas croiser dans le rétroviseur. L'odeur de weed dès qu'on s'arrêtait. L'impatience d'arriver, mon idée de faire un jeu. You know the one where you have to think of someone and the rest has to guess who it is. Oh yes, 20 questions. Victoria Beckham – Hillary Clinton – Jamie Oliver – Ganesh – Mary Poppins – Franco – Amélie Poulain. La complicité retrouvée. L'arrivée à l'hôtel, T. à qui l'on demande toujours de s'avancer en premier pour parler. Les deux clés pour les deux chambres. So how should we do it? Girls and boys? (B.) On se regarde en souriant avec T. Yes, let's do that (moi).

Avant de me coucher, j'écris des mots dans mon carnet pour déverser le trop-plein de ma propre présence. B. fait ses exercices Duolinguo avant minuit. Je ressens le besoin de lui dire que si je ne parle pas beaucoup, si je reste silencieuse, si je parais absente, ce n'est rien, ce n'est rien contre eux, ce n'est pas un signe de tristesse ou de mécontentement: c'est juste que, c'est juste que je pense. Que je pense un peu trop. I tend to overthink things a little bit. Elle répond des choses rassurantes, des oh don't worry, I didn't think you were absent.

Aujourd'hui sera une nouvelle journée d'attentat mais personne encore pour s'en douter.  


dimanche 27 mars 2016

13.03.16

Ce n'est pas un hasard

Ce n'est pas un hasard que les espaces, ce week-end, aient eu autant d'importance que les personnes qui les occupaient. Ce n'est pas un hasard que je me sois retrouvée dans un cortège de voix scandant  des idées qui rimaient avec la liberté, qui ne faisaient que demander de l'égalité et un retour à la tolérance dont on est tous capable si on lâche ses peurs. Ce n'est pas un hasard que j'aie passé la journée à l'air libre, à suivre des pas que je connaissais et d’autres que je ne connaissais pas les yeux presque fermés dans la confiance. Ce n'est pas un hasard que je ne me sois pas sentie perdue sans même connaître le nom des rues et la façon dont elles s'articulent. Ce n'est pas un hasard qu'à la limite, le seul lieu où je n'entrevoie pas encore ma place, ce soit en moi. Ce n'est pas un hasard que je croise J. et la pointe bleue de ses cheveux en train de dérouler des banderoles, qu'un bout de Goldsmiths s'invite au pied du Kölner Dom un jour de revendication, un jour d'idées radicales, un jour d'idées qui reviennent aux racines pour mieux les replanter. Ce n'est pas un hasard que les mots d'Angela Davis ''there isn't a feminism  that isn't anti-racist'' soient imprimés sur un panneau qui nous devança de quelques mètres pendant toute la manif. Ce n'est pas un hasard que ce soit la deuxième fois dans la semaine que les actions d'Angela Davis soient présentes dans les détours que je prends quand je ne suis pas les rails d'un quotidien sans respiration. Ce n'est pas un hasard que la première fois, c'était lors du Radio Live d'Aurélie Charon où se rencontraient les voix d'Une Série française et les récits de vie de la France d'aujourd'hui. Ce n'est pas un hasard que son visage me ramène à Londres, au 28 novembre 2014 et à la conférence en hommage à Stuart Hall, ce vendredi passé dans le coton qui suit les nuits partagées. 

Ce n'est pas un hasard que C. m'emmène manger des fallafels dans un endroit qui dès les premiers instants t'enlève le poids du dehors. Ce n'est pas un hasard que les murs y soient tapissés d'affiches de cinéma et de concerts et que celui que je voie en premier soit Tom Waits. Ce n'est pas un hasard que pour la première fois, je me sois demandée si ce nom suggérait que les personnes le portant attendaient. Ce n'est pas un hasard que j'y trouve une carte postale qui disait you are everything, you are nothing and all in between et que je retrouve cette carte sur le comptoir du club où nous avons dansé plus tard dans la nuit. Ce n'est pas un hasard que j'aie été à ma toute première soirée for women* only et qu'instantanément la lumière y semble moins agressive. Ce n'est pas un hasard que L. ait été invitée sur scène par Sookee, cette personne dont les mots tracent une ligne droite entre sa bouche et les cœurs de celles qui l'écoutent rapper. Ce n'est pas un hasard que le plus grand des frissons nous ait traversées quand elles étaient là toutes les deux, micro à la main, qu'elles se regardaient et que leurs épaules roulaient au même rythme.

Ce n'est pas un hasard que ce weekend confirme l'idée que quand on toque aux portes qui nous parlent au plus profond, ça fonctionne, on commence à suivre une route dont on ne peut plus douter et la confirmation est évidente : ''I have that and I don't need anything else in my life'', selon L., qui reçut sa confirmation sous forme de courrier l'invitant à rejoindre les rangs du programme de Physical Theatre dans le mois. Ce n'est pas un hasard que dès le réveil on parle d'art, de créativité, d'appel, de battements, d'équilibre à trouver pour le bonheur, de peur, de l'art de just doing it, peut-être. Ce n'est pas un hasard qu'elles me posent la question de mon art, my thing, que je balbutie que les mots sont là sans pouvoir les trouver dans le moment, que quand ils sont écrits ils respirent mais qu'il faut les faire respirer au-delà, que pour l'instant j'essaye toujours de les mettre sur les autres, sur d'autres choses et que je me demande ce que ça veut dire et si c'est viable sans revenir à soi à voix haute, si un jour la coïncidence de ces directions sera réelle et se transformera en évidence.

Ce n'est pas un hasard que j'aie porté le même pull tout le weekend, large et moutarde, que je le garde même dans le train du retour, qu'il pue le cendrier froid mais qu'il soit comme une seconde peau. Ce n'est pas un hasard que je ne trouve pas mes mots ni les réponses aux questions du futur mais que je ne sais pas soit acceptée comme une option. Ce n'est pas un hasard que je me trimbale perdue et en bataille, souvent sans même pouvoir parler à la personne qui marche à côté de moi, et que malgré ce silence et mes yeux dans le vague,  j'attrape des bras ou l'on attrape le mien. Ce n'est pas un hasard que je serre la jambe de L. sur les marches, que je lui dise qu'hier elle n'a fait que récolter les fruits qu'elle a en elle, les fruits qu'elle a su semer et qu'elle me réponde tu sais toi aussi. Ce n'est pas un hasard qu'elle me propose de venir à Berlin, que je lui réponde plus tard we could be a planet et qu'on rigole de cette absurdité dont on comprend l'idée.

Ce n'est pas un hasard qu'il n'y ait pas eu de grands au revoirs, que C. et V. soient montés dans la voiture jusqu'à la gare juste pour faire le voyage, qu'on écoute Le Vent nous portera, que H. conduise vite, que je sois à la fois nerveuse et rassurée, que tout le monde soit tendu mais qu'on ne se le communique pas, que j'arrive avant mon train que je pensais vraiment rater, que je passe les 20 premières minutes à pleurer des flots d'émotions dans les toilettes du Thalys, que j'appelle H. et C. pour leur dire que c'est bon, je suis bien partie, je suis bien sur mon siège. Trois phrases pour terminer, des phrases qui se tricotent d'elles-même comme des points de suspension qui savent à quoi ils mènent : 
L'attirance pour l'absolu est une forme de radicalité. 
Space is there to be taken.
By those who know.


samedi 12 décembre 2015

07.09.15

J'ai les reins à fleur de peau, j'ai passé ma journée sous la climatisation du megabus. J'ai vu la France défiler du Nord au centre sous un ciel dégagé, bleu, blanc, incolore, un ciel qui disait regarde une page blanche, regarde le vert des arbres, les zones industrielles qui annoncent les villes de taille moyenne, le charme des régions dont les terres finissent dans la mer, que le soleil réveille de manière insoupçonnée. En réalité, je refusais de regarder. J'étais parfaitement indifférente à mon retour car mon esprit était resté à Londres, quelque part entre New Cross, Victoria, les draps à carreaux rouges et blanc du petit lit dans le salon et mon étagère à moitié vide dans le frigo.

Refaire défiler cette soirée d'assemblage pour eux et de rassemblement pour moi c'est avant tout entendre les marches vers la cuisine résonner sous les pas de différentes personnes qui montent et descendent, qui vont et viennent, qui s'assoient ou restent immobiles quelques secondes avant de redescendre ou de remonter pour aller chercher ce pourquoi elles s'étaient levées. Ces marches qui mènent au cœur de cette maison enchantée, à la base, au point de rencontre.

[...]

Les jacket potatoes maison de chez S., du thon, du fromage et des baked beans. S. avec qui on parle de fromages français. Trouver les mots pour décrire des fromages n'est pas une mince affaire - nutty which doesn't even mean that it tastes like nut. Ses cigarettes roulées et fumées dans son jardin, nos esprits et nos phrases qui partent dans tous les sens pour se retrouver dans une compréhension mutuelle. Son coloc E. rentre du Vietnam déphasée et lui demande de monter sur ses épaules pour éteindre le bip de la sécurité incendie. Fail. Ils m'expliquent la tendance des White boys with bucket hats, des hommes blancs portant des bobs communément portés par des hommes noirs dans certains clips et ils considèrent ça comme une hipsterisation plus que douteuse. S. me devait £20 depuis le jour du hand-in lorsque le distributeur de billets avait avalé sa carte à trois heures de la deadline. Elle m'a accompagnée jusqu'au self check-out et m'a aidée parce que je ne sais jamais faire. Elle m'a montré une photo de son beau vélo dans son nouvel appartement à Streatham et on s'est quitté devant Sainsbury's, près de Tkmaxx, sous le soleil, là où s'assoit souvent le jeune homme aux boucles blondes qui marmonne Can I have some change please, des yeux bleus qui paraissent de plus en plus grands à mesure que ses joues se creusent et qui dit thank you darling, have a nice evening avec un clin d'oeil quand parfois on lui donne une pièce.


[...]

Ma dernière soirée à Londres passée dans les sacs. Les orange de chez Sainsbury's contenant une variété d'articles qui s'assembleraient en un pique-nique le lendemain. Le sac dont j'ai aspiré l'air pour le faire s'aplatir, mes affaires recroquevillées tel le fromage à fondue de P. dans son emballage: un bloc de plis. Les sacs à fermeture éclair contre un processus de remplissage qui le fut un peu moins. Les ziiip qui montent en crescendo vers les aigus plus on s'approche de l'autre bout. Ma sueur de mouvements dans le vide, de tours sur moi-même, ma sueur de remplissage, ma sueur de vidage, ma sueur de vite, vite, ils sont tous dans la cuisine, vite, finis et rejoins-les car ces moments-là sont tout ce qui compte. Ma sueur comme des larmes qui n'avaient pas le temps de couler par les yeux.

Ils étaient tous dans la cuisine, T. faisait un curry au saumon, P. coupait à côté de la viande qui couvrait toute la surface de la planche. Ils finissent souvent leurs phrases par man, comme une locution automatique établissant un lien qui se confirmera sur la longueur. M. déroulait ses histoires, celles de sa famille, de Berlin, de sa journée, today I'm going to start my life, de ses bijoux qu'elle vendrait gratuitement si elle s'écoutait. Son débit, ses exclamations, sa voix qui monte, ses monologues intérieurs complètement extériorisés, tout ça, ça fait fuir T. dans le jardin puis il revient s'accouder à la porte avec un verre de vin à la main, son regard qui se posait comme extérieur de l'extérieur, droit vers le miroir. Il repartait parfois s'asseoir tout seul dans le noir du jardin, je sors, hello il dit, j'aurais voulu croire qu'il m'attendait mais rien n'est moins sûr, je lui dis qu'on ne s'est pas occupés de la musique. Et je re-rentre parce qu'être debout face à l'ombre et à la voix de quelqu'un qu'on apprécie à ce point sans pouvoir le dire, c'est quasiment ingérable.

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On s'évitait autant, je crois, que l'on se suivait de loin. Je savais où il était, je suivais ce qu'il faisait, je percevais une agitation à laquelle il donnait des allures de concentration. Sa voix dans mon dos, some friends coming over. Qu'ils viennent, tant que tu restes là c'est bon. Il va se cacher dans le jardin, il quitte la cuisine en restant au pied des escaliers, il s'adosse à la porte des toilettes, il revient, il reçoit des messages, il sort pour répondre, il retourne s'asseoir sur les escaliers, ce regard de loin toujours. M., shall we have Gin and tonic? Grand idea. J'ajoute, fidèle à ce moi qui souvent regrette et critique les actions passées, I knew we should have bought more tonic water the other day, we might not have enough. I could quickly go to the shop and get more? Il descend à la cave et ressort avec trois bouteilles d'eau pétillante, me les pose devant le nez. Here. Great, don't we need need something to make it more lemony? Well then just add lemons, we have lemons

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Pour m'extraire de toute cette chaleur humaine quelques secondes, je suis allée essayer des chaussures de M. dans sa chambre. Sur le chemin, T. attend accroupi dehors sur les escaliers de l'entrée, la porte grande ouverte, le regard vers la cuisine dont la porte est ouverte à son tour. Il refermait légèrement la porte vers lui puis la rouvrait en ne laissant dépasser que ses yeux. Un mouvement de vague auquel je répondais en symétrie, suivant ses yeux, souriant vers lui. J'arrive dans la chambre de M., j'essaye avec fierté ses Doc Martens bleu marine, celles qui appartenaient à B. au même âge. Mes pieds y flottent, elles sont lourdes à soulever mais, l'espace de quelques instants, elles m'apportent the necessary grounding.

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La cuisine s'animait d'un rythme, d'un ton, de passages, de partages. La soirée prenait forme sans même l'avoir vu venir. On toqua à la porte, A., S., Z. Avec Z. on se salua d'un câlin timide mais qui avait la force de ceux qui arrivent tout seuls. On parle. Enfin surtout moi, elle, elle sourit, ses yeux verts, sa peau dorée par le soleil de l'été qui se termine, ses jolies dents qui parachèvent cette présence qu'elle a si douce. Elle pose des questions, parfois les mêmes à la suite mais différemment, moi pareil juste pour prolonger l'instant, on survole le départ, Paris, les langues plus fortes que les autres, sa grand-mère française qui, à défaut de la reconnaître, la regarde droit dans les yeux. 

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Du Rhum et de l'eau d'Aloe Vera dans une carafe. Les petits morceaux translucides qui forment la lie de ce breuvage dans le fond. Pour filer la métaphore, je dirais que c'était ça vivre dans cette maison: de l'or transparent, celui qu'on ne voit pas mais qu'on touche du doigt tous les jours.

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On s'est mélangés un peu plus que d'habitude et je sentais que c'était parce que c'était mon dernier soir. J'aime bien quand S., son sourire si franc mais ses yeux timides, dit Charlotte your salad looks good, que je réponds that's very kind of you but I don't think it's that great, qu'A. ajoute it looks ok et qu'on rigole. Et, avant que tout le monde débarque, P. qui commence à parler des filles par rapport aux mecs, ou l'inverse, et qu'il intercepte ce regard d'avertissement que je lui lance à chaque fois qu'il s'aventure sur ce terrain, surtout quand il semble décrire le comportement de femmes qu'il a connues avec un léger ton moqueur voyant là une nouvelle preuve de la difficile compréhension des uns envers les unes. On rigole de ce regard, il dit qu'il n'ose plus rien dire devant moi. Je rigole aussi, forcément, car P. est certes très taquin et insistant, souvent trop direct dans ses propos mais léger, joyeux, jovial. Je dis, je ne sais plus comment, que les hommes pleureraient peut-être s'ils en avaient le droit. T. dans le fond, T. toujours là, mes mots qu'il écoute de loin et mon radar intérieur qui le suit partout où il va.

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Je ne sais pas comment, on s'est retrouvés avec M. et T., tous les trois et je ne les avais jamais vus si proches, comme en perspective l'un de l'autre. P. était là aussi, non c'était S., bref, je ne demandais qu'à être près de T. puisque la proximité physique était la seule manière dont on parvenait à communiquer, comme pour anticiper le vide qui suivrait. Dans le noir, à la lumière de la cuisine à travers ces carreaux, je regarde tout ce que je peux de lui. Il mange mon yaourt, il se recroqueville sur le marches, enveloppé de son manteau, son bonnet chapka sur les oreilles, moi je suis debout dans l'encadrement de la porte du salon – les draps à carreaux dont il avait habillé mon lit de deux nuits. Nous sommes face à face mais aucun n'est vraiment debout, je tremble de l'intérieur de le voir étalé devant moi. 

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P. est le premier à me dire au revoir. Il dit bon, Charlotte et là je fais ah, j'ai compris, attends je me lève pour faire ça bien. Quelques mots de français, tout le meilleur de souhaité, Todo bem et sa main sur mon épaule, un clin d'oeil pour lui car j'ai souvent le sentiment que les mots ne suffisent pas dans ces moments-là, pas même assez pour commencer une phrase ou deux. Oui, je reviendrai, bien sûr que oui. Je le sens bien, je lui dis, la maison, vous quatre, ça va le faire. Il approuve, tu sais moi je suis opti... optimiste. Oui j'ai cru comprendre! Todo bem, répète T. lorsque je me rassois. M. annonce qu'elle va se coucher, T. part ouvrir le frigo et Z. s'approche de moi et c'est comme un aimant. Aux premières heures d'après-minuit, les mots sont plus durs à trouver, on titube tous un peu donc on se serre à nouveau. Il y a du regret bienveillant dans nos regards, des oh, des sourires, une retenue mêlée d'affection, une attention qui montre qu'on aurait pu. Je ne sais pas quoi, on se saura jamais, mais on aurait pu. You add me on facebook and I add you on facebook? Well we need to decide who adds who because if you add me I can't add you anymore. Rires. Le bouquet final: Ses bras sur mes épaules, les miens autour de sa taille, elle me chuchote à l'oreille: Je pense que tu es une fille très cool. Là je marque cette pause qui suit les moments de tendresse déboussolante avant de répondre moi aussi, je pense que tu es une fille très cool

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Je me suis couchée dans les volutes de marijuana qui passaient sous la porte. C'était parfait, ça adoucissait la fin de soirée, ça lui donnait la forme d'un nuage. Ils sont montés dès que j'ai éteint la lumière. Après avoir coincé ce bout de tissu rayé qui fait office de rideau dans la corde de la demie fenêtre. C'est précisément pour cela que j'aime autant cette maison: tout est beau mais rien n'est parfait.

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M. s'est levée to wave me goodbye. Avec elle, les moments de silence – accepter que parfois c'est ok de ne pas parler – sont suivis par des hugs fermes et sincères. Je lui laisse mon sac à dos Ikea family, great so you will HAVE to come visit! J'ai la boule de l'inachevé dans le gorge. Le poids dans le cœur, bien plus présent que celui de la valise au bout de mes bras, c'est l'impression de ne pas avoir dit aux gens à quel point je les apprécie. C'est un condensé de sentiments et compliments inexprimés. J. répond ''inexprimés en mots peut-être mais exprimés en regards et en attitudes, en sourires, exprimés parfois sans qu'on le veuille.'' Ok. Je prends.

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A Victoria, C. me rejoint à 8h55. Elle attend avec moi, elle me regarde transvaser mes affaires d'un sac à l'autre, elle me conseille sans jamais déborder, sans jamais oser l'interférence en continuant ses histoires, ses questions, sa propension pour le factuel qui dans l'instant me rassure. Elle me donne une enveloppe à ouvrir plus tard et me laisse devant mon car en disant see you when I see you.

29.07.15

M. me dit qu'elle aussi elle fait exister des moments dans sa tête pour des siècles entiers. Qu'elle vit, vit et revit des instants qui n'ont duré que 5 minutes, 2 heures, 1 jour pour les six mois à venir et que ça lui suffit pour être heureuse. Que ces moments, those beautiful, simply beautiful moments de tendresse et de mise à nu fonctionnent comme un carburant. Ca, elle me l'a dit après que je lui ai avoué que j'avais tout mis par écrit, pris note de tout ce concentré de charme et de frissons qui m'avait traversée pendant cette semaine de novembre car, à défaut de le voir en vrai, je voulais garder la preuve que cela avait existé en dehors de moi. Je lui ai dit que de rencontrer son frère, cette situation doucement grisante qui s'offrit à moi dans un cadre qui ne l'annonçait en rien, avait totalement changé mon impression de Londres. Du jour au lendemain, la légèreté s'était installée. Elle me dit yes, and it makes you feel alive doesn't it. J'enchaîne avec Is it included in the rent? et nous plaisantons. Je lui ai dit where shall I start? First I'll just blush for a bit, j'ai rigolé, alright do you have an hour? On est monté dans sa chambre, je me suis assise en tailleur sur le parquet jonché de vêtements qu'elle était en train de plier et je me suis adossée contre le mur. Je l'ai prévenue que mon récit serait décousu car les flashes me revenaient petit à petit, elle m'a dit qu'elle aussi elle racontait tous les détails et puis que dans ce cas précis elle tenait à tous les avoir. He just told me he took off your clothes. No he didn't, we both took off our own clothes. Oh he should have.

De chez elle, M. peut voir directement la chambre dans laquelle elle a perdu sa virginité car son premier copain habite dans la maison d'en face. Il s'appellait John, elle l'a rencontré en passant devant chez lui, il passait beaucoup de temps à sa fenêtre et elle distribuait des annonces pour faire du babysitting. Bim bam le papier dans sa boîte aux lettre et le tour était joué. Elle 16 ans, lui 20. 3 ans down the line, elle a l'impression de lui avoir brisé le cœur en partant. Elle lui avait donné un été de sursis car il lui avait demandé. Elle voulait en finir mais ok, elle s'est faite belle pour leur dernière soirée. 

Ensuite elle a rencontré Juan, l'espagnol qu'elle a dépucelé malgré ce qu'il prétendait, qui aujourd'hui refuse de passer par le village où elle habite et qui supplie ses potes de faire un détour quand ils sont en voiture. Ils ont fait l'amour dans toute la maison de vacances – yeah a bit crazy. Were your parents there? No no, thank god. Il est venu la voir à Cardiff, il ne faisait que la suivre partout sans rien regarder d'autre, elle s'est retrouvée à devoir rester au lit, il a passé son temps à la regarder dormir. Plus tard, ils sont retournés à Granada, elle a dû lui avouer des choses désagréables, il pleurait au volant garé au milieu d'une place dans la moiteur des nuits andalouses "M., the dream is over". Elle avait des larmes qui coulaient car il pleurait mais au fond elle réprimait son rire plus que son chagrin et ne trouva rien d'autre à dire que "yes, it's time to wake up". Là c'est moi qui ai éclaté de rire, à 2h00 du matin sur le banc dans le jardin alors qu'elle fumait sa roulée et que mes petits coussins de wheat flottaient dans du lait de soja. It's a holiday fling which should have just stayed a holiday fling. A Juan a succédé Juanito qui, malgré les tentatives de rapprochement dûment mises en place par M., a mis du temps à prendre conscience de ce qui se tramait. Oh he's looking at the moon, well let's look at the moon together then, it's very romantic isn't it? Yeah let's go upstairs where the others are. Finalement elle y est allée franco un peu plus tard dans la soirée. Autour, avant, après, je ne sais plus, un Julian est venu compléter la malédiction des J.