mercredi 16 novembre 2016

22.07.16 // L'attente chez le boucher, Cupid et un pain à la crème

B. nous a coincé la liste des courses sur la porte d'entrée. Des tomates pour les salades, des pommes de terre, des pinchitos, des saucisses, deux beurres con sal, des uvas, des pêches ou des prunes qui se sont finalement devenues des pêches et des prunes. C'était prévu depuis la veille au soir qu'on irait faire les courses avec T. pour qu'il me montre upper Pinos. I'm ready whenever you are, j'entends – ce moment d'attente qui précède les activités planifiées où il faut que l'un fasse signe à l'autre.

Sous le soleil de onze heures midi, nous montons la côte. Je me refroidis le bout des doigts et le visage à la fontaine. La carnicería jouxte l'église. La fraîcheur des frigos et des gens qui se sont levés tôt, une forte odeur d'ail dans les rayons, trois rayons pas plus. Des cagettes en plastique pleines de fruits et de légumes que je n'ose pas toucher. Je ne vois pas les sacs en plastique. J'attends - une attente entendue et satisfaite, une attente qui me permet d'observer sans compter. T. aussi attend derrière la comptoir où s'étale la viande fraîche. Nous attendons que quelqu'un nous interpelle, nous attendons les premiers signes d'impatience qui monteraient en nous, qui nous pousseraient à nous manifester, qui viendraient interrompre le rythme de cette fresque animée dans laquelle nous sommes de simples figurants, des figurants contents.

Ca y est c'est à nous, T. commande les pinchitos – des morceaux de porc marinés dans une sauce jaune – et la dame derrière le comptoir nous indique de nous servir librement, quitte à passer derrière le comptoir pour trouver des sacs, des raisins, tout ce qu'on voudra dans cet espace exigu qui ne laisse pas de place à l'embarras du choix. 22,60€. T. n'a qu'un billet de 20, je lui dis en rigolant allez que les 2,60 qui restent sont on me.

En redescendant, il veut prendre tous les sacs because you're a woman. J'insiste en souriant de tout ce qui passe par sa tête et je porte. Je fredonne Cupid please hear my cry, lentement et en détachant le cu- et le -pid, en n'allant souvent pas plus loin que ça. C'est ma manière à moi d'être là sans faire de phrases. Stop singing Charlotte. Il me demande si j'ai reconnu le son d'une flèche qui vole au moment où Sam Cooke chante le refrain. J'écouterai mieux la prochaine fois. You didn't come to complain about my light last night. J'allais pour dire qu'on ne peut pas gagner une bataille avec les mêmes armes deux fois de suite mais je me suis arrêtée en cours de route. 

Nous passons par la boulangerie sans présentoir mais l'odeur ne trompe pas. Un monsieur d'un certain âge se traîne du fond de la cuisine jusqu'au comptoir et sa femme s'affaire à quelque chose qui lui donne l'allure du métier. La lumière du jour qui passe par la porte et la fenêtre suffit à éclairer l'intérieur: de l'ombre, de la fraîcheur et de la poussière partout. T. commande una barra et une pain à la crème pour le chemin. It's shit. Je lui dis de ne pas exagérer et de m'en passer un bout. 

Je porte la baguette, il se met à la vouloir, me la prend des mains, je résiste, il tire, je tire, le sac se déchire, deux bouts de plastique me restent dans les mains: now look what you've done. Des enfants ridicules. Je lui fourre dans le cou. Nous passons devant le taxi parisien garé devant la grande maison que se vende. Je regrette de ne pas avoir engagé la conversion avec les deux hommes qui étaient là. T. me dit d'y retourner mais je réponds non c'est bon en continuant vers la maison.    

14.07.16 // Le voyage, les fenêtres ouvertes et les yeux fermés

En passant la frontière, dans ma tête j'entends un Hola Españita. Les aires d'autoroute sont plus rustiques, les voitures plus chargées. Je me souviens des autoroutes d'Andalousie sur lesquelles Papa conduisait la voiture de location pendant ces vacances que nous avions passées sur la Costa del Sol dans une maison blanche où il y avait des cucarrachas dans la douche. Le jour de notre départ, très tôt, nous avions croisé des minibus remplis jusqu'au toit, des familles qui rentraient du Maroc qui avaient devant elles des kilomètres infinis de bitume pointillé, toute l'Espagne et toute la France, les fenêtres grandes ouvertes et la radio à plein volume, le conducteur fatigué mais concentré et les passagers endormis contre les fenêtres. C'est cet air-là que j'ai retrouvé mais dans le sens des départs. Ce mouvement vers le sud, ce convoi vers la chaleur dans la chaleur. Après la frontière, le paysage s'est élargi et les voies ont rétréci. Nous sommes passés entre des montagnes, en levant les yeux nous voyions des roches percées et des grands oiseaux qui volaient très haut. Nous quittions la France et même si j'y laisse toujours un bout de moi, j'entrevoyais déjà ceux que j'avais laissés sur ces terres-là.

En moi, la bataille tapait très fort. L’autoroute serpentait et je redoublais d'effort pour garder l'équilibre interne. A tellement de niveaux, tellement de niveaux que tout ce que je pouvais faire c'était respirer et respirer encore. La musique de B. et M. qui allège, qui remplit le silence fatigué et parfois gêné des voyages en voiture, ces chansons inconnues mais qui passent tout de suite. Les pochettes de cd avec des disques qui ont tourné des dizaines de fois mais qui tourneront encore longtemps. Parfois ils étaient rayés et ça sautait. Une fois, on attend que ça passe, deux fois, bon ce n'est peut-être pas si grave, trois fois, aïe, quatre fois, T. demandait à B. de passer à la prochaine. La chanson en indu (et non pas en arabe, Charlotte – cette erreur qui me met mal, mon besoin de l'exprimer, T. qui répond No one was thinking about it you know. I know but I am. – cette chanson, donc, qui fait instantanément secouer les épaules, étendre les bras et rouler les poignets. 

Je me laissais porter, maintenant que plus rien ne dépendait de moi. Je ne connaissais pas le chemin et découvrais en direct toutes les choses qui avaient été prévues et discutées depuis quelques semaines. Le voyage n'en finissait pas mais ce n'était pas grave. On grignotait tout ce qui traînait, des noix, des mangues séchées, des cacahuètes, des chips, du chocolat, des choses croquantes (dont certaines déplurent à M. qui lança toute sa poignée par la fenêtre). Nous voilà sur une route à deux voies remplie de camions à doubler. Am I clear? (M.) Yes. Go. Go now! (B.). Mes yeux fermés, mes doigts croisés. La boucle d'oreille de M., ses yeux que je ne peux pas croiser dans le rétroviseur. L'odeur de weed dès qu'on s'arrêtait. L'impatience d'arriver, mon idée de faire un jeu. You know the one where you have to think of someone and the rest has to guess who it is. Oh yes, 20 questions. Victoria Beckham – Hillary Clinton – Jamie Oliver – Ganesh – Mary Poppins – Franco – Amélie Poulain. La complicité retrouvée. L'arrivée à l'hôtel, T. à qui l'on demande toujours de s'avancer en premier pour parler. Les deux clés pour les deux chambres. So how should we do it? Girls and boys? (B.) On se regarde en souriant avec T. Yes, let's do that (moi).

Avant de me coucher, j'écris des mots dans mon carnet pour déverser le trop-plein de ma propre présence. B. fait ses exercices Duolinguo avant minuit. Je ressens le besoin de lui dire que si je ne parle pas beaucoup, si je reste silencieuse, si je parais absente, ce n'est rien, ce n'est rien contre eux, ce n'est pas un signe de tristesse ou de mécontentement: c'est juste que, c'est juste que je pense. Que je pense un peu trop. I tend to overthink things a little bit. Elle répond des choses rassurantes, des oh don't worry, I didn't think you were absent.

Aujourd'hui sera une nouvelle journée d'attentat mais personne encore pour s'en douter.  


dimanche 27 mars 2016

13.03.16

Ce n'est pas un hasard

Ce n'est pas un hasard que les espaces, ce week-end, aient eu autant d'importance que les personnes qui les occupaient. Ce n'est pas un hasard que je me sois retrouvée dans un cortège de voix scandant  des idées qui rimaient avec la liberté, qui ne faisaient que demander de l'égalité et un retour à la tolérance dont on est tous capable si on lâche ses peurs. Ce n'est pas un hasard que j'aie passé la journée à l'air libre, à suivre des pas que je connaissais et d’autres que je ne connaissais pas les yeux presque fermés dans la confiance. Ce n'est pas un hasard que je ne me sois pas sentie perdue sans même connaître le nom des rues et la façon dont elles s'articulent. Ce n'est pas un hasard qu'à la limite, le seul lieu où je n'entrevoie pas encore ma place, ce soit en moi. Ce n'est pas un hasard que je croise J. et la pointe bleue de ses cheveux en train de dérouler des banderoles, qu'un bout de Goldsmiths s'invite au pied du Kölner Dom un jour de revendication, un jour d'idées radicales, un jour d'idées qui reviennent aux racines pour mieux les replanter. Ce n'est pas un hasard que les mots d'Angela Davis ''there isn't a feminism  that isn't anti-racist'' soient imprimés sur un panneau qui nous devança de quelques mètres pendant toute la manif. Ce n'est pas un hasard que ce soit la deuxième fois dans la semaine que les actions d'Angela Davis soient présentes dans les détours que je prends quand je ne suis pas les rails d'un quotidien sans respiration. Ce n'est pas un hasard que la première fois, c'était lors du Radio Live d'Aurélie Charon où se rencontraient les voix d'Une Série française et les récits de vie de la France d'aujourd'hui. Ce n'est pas un hasard que son visage me ramène à Londres, au 28 novembre 2014 et à la conférence en hommage à Stuart Hall, ce vendredi passé dans le coton qui suit les nuits partagées. 

Ce n'est pas un hasard que C. m'emmène manger des fallafels dans un endroit qui dès les premiers instants t'enlève le poids du dehors. Ce n'est pas un hasard que les murs y soient tapissés d'affiches de cinéma et de concerts et que celui que je voie en premier soit Tom Waits. Ce n'est pas un hasard que pour la première fois, je me sois demandée si ce nom suggérait que les personnes le portant attendaient. Ce n'est pas un hasard que j'y trouve une carte postale qui disait you are everything, you are nothing and all in between et que je retrouve cette carte sur le comptoir du club où nous avons dansé plus tard dans la nuit. Ce n'est pas un hasard que j'aie été à ma toute première soirée for women* only et qu'instantanément la lumière y semble moins agressive. Ce n'est pas un hasard que L. ait été invitée sur scène par Sookee, cette personne dont les mots tracent une ligne droite entre sa bouche et les cœurs de celles qui l'écoutent rapper. Ce n'est pas un hasard que le plus grand des frissons nous ait traversées quand elles étaient là toutes les deux, micro à la main, qu'elles se regardaient et que leurs épaules roulaient au même rythme.

Ce n'est pas un hasard que ce weekend confirme l'idée que quand on toque aux portes qui nous parlent au plus profond, ça fonctionne, on commence à suivre une route dont on ne peut plus douter et la confirmation est évidente : ''I have that and I don't need anything else in my life'', selon L., qui reçut sa confirmation sous forme de courrier l'invitant à rejoindre les rangs du programme de Physical Theatre dans le mois. Ce n'est pas un hasard que dès le réveil on parle d'art, de créativité, d'appel, de battements, d'équilibre à trouver pour le bonheur, de peur, de l'art de just doing it, peut-être. Ce n'est pas un hasard qu'elles me posent la question de mon art, my thing, que je balbutie que les mots sont là sans pouvoir les trouver dans le moment, que quand ils sont écrits ils respirent mais qu'il faut les faire respirer au-delà, que pour l'instant j'essaye toujours de les mettre sur les autres, sur d'autres choses et que je me demande ce que ça veut dire et si c'est viable sans revenir à soi à voix haute, si un jour la coïncidence de ces directions sera réelle et se transformera en évidence.

Ce n'est pas un hasard que j'aie porté le même pull tout le weekend, large et moutarde, que je le garde même dans le train du retour, qu'il pue le cendrier froid mais qu'il soit comme une seconde peau. Ce n'est pas un hasard que je ne trouve pas mes mots ni les réponses aux questions du futur mais que je ne sais pas soit acceptée comme une option. Ce n'est pas un hasard que je me trimbale perdue et en bataille, souvent sans même pouvoir parler à la personne qui marche à côté de moi, et que malgré ce silence et mes yeux dans le vague,  j'attrape des bras ou l'on attrape le mien. Ce n'est pas un hasard que je serre la jambe de L. sur les marches, que je lui dise qu'hier elle n'a fait que récolter les fruits qu'elle a en elle, les fruits qu'elle a su semer et qu'elle me réponde tu sais toi aussi. Ce n'est pas un hasard qu'elle me propose de venir à Berlin, que je lui réponde plus tard we could be a planet et qu'on rigole de cette absurdité dont on comprend l'idée.

Ce n'est pas un hasard qu'il n'y ait pas eu de grands au revoirs, que C. et V. soient montés dans la voiture jusqu'à la gare juste pour faire le voyage, qu'on écoute Le Vent nous portera, que H. conduise vite, que je sois à la fois nerveuse et rassurée, que tout le monde soit tendu mais qu'on ne se le communique pas, que j'arrive avant mon train que je pensais vraiment rater, que je passe les 20 premières minutes à pleurer des flots d'émotions dans les toilettes du Thalys, que j'appelle H. et C. pour leur dire que c'est bon, je suis bien partie, je suis bien sur mon siège. Trois phrases pour terminer, des phrases qui se tricotent d'elles-même comme des points de suspension qui savent à quoi ils mènent : 
L'attirance pour l'absolu est une forme de radicalité. 
Space is there to be taken.
By those who know.