mardi 5 septembre 2017

19.07.17


J’entreprends de tout déverser, dans la chaleur de l’espace associatif, derrière les portes ouvertes sur les 35 degrés extérieurs, devant les joueurs de cartes qui ne me prêtent pas attention, je ressens qu’il faut vider. Il ne faut pas tout vider, il faut garder beaucoup. Il faut tout garder mais il faut tout vider. Se vider sans relecture. Se vider pour retrouver l’alignement de la seconde de l’instant présent et du vécu. Vider sans ambition. Vider par l’écrit pour trouver le chemin de l’oral. Je passe ma vie à faire des listes : des listes de choses à faire qui structurent mes journées, des listes salvatrices dans l’orientation qu’elles donnent, dans l’illusion qu’elles offrent d’un but à tout ça, dans leur pouvoir d’anesthésie bénigne, raisonnée, quotidienne, des listes d’envies, des listes de métiers, des listes de mots bourrés de sens, des listes que je commence en sachant que les tirets n’existeront que sur le papier. Parfois j’oublie les s au pluriel et ça ne choque plus mon œil. J’ai chaud, trop chaud sans doute mais c’est quand il fait chaud que l’on est ramené à notre sueur et à notre souffle. C’est quand il fait chaud que le corps ralentit, que le corps en a marre, qu’enfin la chance nous est donnée de soupirer. J’ai envie d’apprendre l’écriture directe, l’écriture automatique, l’écriture qui n’est pas complexée de ses verbes être et avoir, des « il y a », des répétitions et des mots simples.  L’écriture qui coule comme un ruisseau, qui crache comme les égouts, qu’on avale comme un verre d’eau. Un des joueurs de cartes me dépose une poignée de bonbons-statues, ceux qui sont friables et trop sucrés, entre la guimauve et la dragée. En guise de bonjour, il m’offre le fond d’un sachet de sucreries qu’ils partagent tous les jours de la semaine. Depuis mon arrivée à la ludothèque, j’élaborais un plan pour leur demander de me joindre à leur jeu. Il m’a fallu une heure, il a fallu que ce monsieur dont les yeux sourient croise mon regard, m’offre ces bonbons pour que je pose la question. Ils jouent sur un tapis rouge qu’ils déroulent et déplacent de table en table. L’un m’a dit « c’est compliqué, il faut calculer ». J’entendis sa réserve, elle fit écho à la mienne, mais mon corps était déjà sur la chaise face au distributeur de bonbons, mes mains attendaient les cartes qu’il distribuait, mon téléphone enregistrait. Le sceptique est resté à côté de moi, jouait à ma place, posait les cartes en m’expliquant le jeu à mesure que ça avançait. Je n’ai pas compris mais le pont est en ébauche. Je ne mangerai pas les bonbons mais je les emporterai. J’aime qu’ils ne calculent pas ma présence. J’aime les mots français qui ponctuent leurs phrases : asticots, moi ça me dégoute, chauve-souris, maladie professionnelle, métastases, 700€ par mois, il est plus jeune que moi, Mitterrand, 1981. J’aime celui qui cherche le balai dès qu’il aperçoit un cafard, l’autre qui écrase les mites du bout du pied, celui qui n’enlève jamais son béret. Deux albanais sont entrés pour les Restos du cœur, j’ai essayé en anglais, ils ont essayé l’allemand et c’est comme ça qu’ils ont compris qu’il fallait revenir lundi. A midi, je suis allée faire quelques courses chez Biot, payer pour bien manger devrait tomber sous le sens. Je me sentais hors contexte de ce lieu tout en sentant le soulagement – le privilège – qu’offre l’achat de produits sains.

25.07.16 // Vincente, Albacin et le voleur de sac

La sensation que je garde de cette journée, c'est l'élan avec lequel T. est arrivé derrière moi en courant, c'est le courant d'air qui a balayé mon flanc quand il a attrapé le sac que je tenais pour faire mine de me l'arracher comme un voleur. C'est le mouvement de balancier qu'a fait mon bras quand il a lâché et ma main qui s'est posée sur son épaule. C'est l'idée qu'on eut pu me voler mon sac avec les deux sacs à dos que je venais d'acheter et le soulagement qui suivit quand je le reconnus. Un voleur avec une chemise verte qui soulignait parfaitement son teint halé, ses cheveux, ses yeux et tout ce qui chez lui sent la lumière et le rebond. C'est rien, je marchais paisiblement vers la boutique aux parfums et de derrière il courut pour me rattraper, voilà, c'est tout mais c'était la surprise anticipée, les quelques secondes de vide, de choc, de remise de choc et de joie intense de retrouver T. et S. avant l'heure. Le plaisir de ne plus être seule, de trouver du familier dans cette ville qui le devenait.

Si on rembobine les heures – c'est une journée que l'on peut raconter à rebours tant elle a la forme d'une mélodie pleine de pavés et de lumière dans ma tête – à 11h20 je trouve mon bus à Durcal et m'assois devant pour être au milieu de ce qui fait le voyage, même s'il ne dure que 30 minutes: les mains du chauffeur sur le volant, sa façon de changer les vitesse, la route, les virages, les discussions des passagers des deux premiers rangées avec lui, la radio. Je souris à la dame qui monte, tout dans son allure est propre et disposé pour la sortie. Ses cheveux gris bouclés, le bleu roi sur ses paupières légèrement bridées, les fleurs de sa robe, la sac à main qu'elle tient sur ses genoux. Je ne sais plus si c'est venu d'elle ou de moi mais nous échangeons quelques mots sur l'heure de départ. Je lui dis qu'il est 24, qu'elle a eu de la chance, j'oublie comment dire partir, je n'ai que le mot llegar qui me revient en boucle à chaque effort de remémoration. Llegar est un mot que j'ai appris dès mes premières heures d'espagnol avec Madame Cuvillier et jamais je n'ai peiné à le retrouver: il veut dire arriver.

Souvent je ressens le besoin de m'asseoir après la première heure d'exploration d'une ville nouvelle. Le tournis qui vient d'un rythme que l'on ne connaît pas, de rues potentielles qui s'offrent à nous tous les mètres. Quelque chose dans ce tourbillon délicieux me demandait de prendre quelques minutes de respiration. J'ai posé ma jupe bleue sur un banc en pierre, et mon sac en toile étiré par le poids de mon appareil photo, de plans, d'une bouteille d'eau cabossée, d'une crème solaire - toutes ces choses que l'on emporte avec soi pour les cas où. Pour me situer dans le jus de cette grenade, j'ai déplié le plan de la ville sur mes genoux. Un monsieur, qui je l'apprendrais plus tard s'appelle Vincente, 78 ans, s'assoit à côté de moi. Un plan, une invitation à la conversion. Peut-être que ça marche comme ça.

Il est né à Granada et y a toujours vécu. Il me donne le nom de sa rue mais je l'oublie aussitôt. Il n'a jamais pris l'avion. C'est trop tard, il dit en riant qu'il ne le fera plus. Il me demande où je veux aller – très bonne question, je ne sais pas. Il pointe l'office de tourisme derrière nous. Je veux aller, je crois, vers des endroits où ce genre de moments sont possibles. Eres muy joven, no? Muy joven. 25? Si, exactamente, 25. Il a l'oeil. L'oeil de situer les autres sur l'échelle de l'âge avec la hauteur du sien. L'oeil de l'âge sur les âges. Il me donne son prénom, je lui donne le mien. Il enlève ses lunettes de soleil. Je relève les miennes. Les yeux visiblement sont importants pour lui. La sincérité dans sa voix – guapa, muy guapa, j'entends et je prends car là c'est un vrai cadeau. Il est temps de continuer à marcher, il dit qu'il ne veut pas me déconcentrer, je ne sais toujours où je vais mais j'ai trouvé quelque chose de beau donc c'est bon, je peux repartir. Gracias, buen dia, que vaya bien.

Granada est une ville touristique où les touristes ne se voient pas. J'ai recherché un endroit sur le plan où les rues faisaient des arrondis, s'arrêtaient sans prévenir, se décroisaient pour se retrouver 10 mètres plus haut. Des rues du quartier Albacin, je retiens les pavés, les marches parfois, les fenêtres ouvertes offrant des mélodies de guitare et de chants poussés dans la gorge aux 39° de l'air extérieur. Mon appareil photo était armé en permanence, je ne le rangeais plus dans son étui et j'étudiais chaque prise dont la perspective n'était pas élaborée puisque la ville parlait d'elle-même. Je retiens le café qui se dit coin de paradis, les fils électriques apparents qui passent entre les balcons, les belles petites trousses que j'aurais voulu acheter en les laissant par raison et surtout, surtout, je retiens les murs qui parlent. Linda la que lee. Stop machismo. Solo solos somos libres. Carne es asesinato. Bonjour soleil avec un colibri collé au l de soleil. Tu y yo podemos cambiar el mundo. J'ai vu les mots où ils étaient écrits et à chaque fois ils ont rallumé en moi des ampoules et des idées mille fois parcourues. La lumière, la solitude, être femme et l'amour comme moteur de changement.

Deux gobelets de limonade sur la table du café des falafels. Un T. et un S., deux wraps à la main, leur fatigue souriante. Il reviennent de Séville où ils ont passé la nuit à chercher de l'air et se disent presque soulagés par la brise de Granada. Nous sommes à la même table que Meg et moi une semaine plus tôt. Je commande une limonade pour faire comme eux. La douceur et le piquant, toujours.

Maintenant on va où? Sacramonte? I don't know it that well. Peu importe, j'aimerais juste voir la vue, un endroit avec vue sur la ville. Si nous allions à l'Alhambra, elle ne serait pas dans la vue. T. a une place en tête, juste en face de l'Alhambra. Des rues qui montent, des fontaines, des éclaboussures, des gouttes qu'il me lance du bout des doigts, des bouteilles vidées de soif, de la crème solaire étalée soigneusement sous des pots de fleurs. Une fois arrivés à la place du mirador Nicolas, le reste s'impose: l'Alhambra entourée de pins surplombant la ville, la ville qui s'étale sans heurts comme une coulée de lave qui ne brûle pas, la chaleur qui enveloppe ces milliers de toits d'un voile, le bleu du ciel au dessus et la ligne des montagnes au loin pour offrir des limites à cette beauté. 

Entre deux maisons colorées de graffitis, près de la placeta du chanteur des Clash, après une nouvelle fontaine à trois robinets, je me baisse pour ranger ma bouteille de mon sac et ma jupe se déchire jusqu'à ma culotte. Je ris, je tourne la fente vers ma cuisse et les rattrape. There has been a major skirt incident! J'aime bien, je suis bien, j'aime bien partager ce genre d'infos car ça brise les murs et ça fait rire. On avance et les murs, les vrais, ne se taisent pas, ils ne cessent de donner des messages à retenir.

L'attente à l'arrêt de bus. On joue aux cartes assis sur le trottoir, T. parle de ses chaussures en pneumatique péruvien, on aperçoit S. l'amie de B. sans lui dire bonjour, je m'assois dans un chewing gum qui reste collé au tissu de ma jupe déchirée. Oh my god Charlotte, it's all going wrong! Je ris, je me débarrasse du filet dégueulasse tout en ayant l'impression de traîner toute la ville sous mes fesses. Je me sens crasseuse, poisseuse, un peu dévoilée mais heureuse et bien entourée. Dans le bus, je ne salue pas S. et je m'en veux, on se met au fond et je leur explique le besoin de voir la route, de pouvoir voir la route. S. me laisse la place du bout du couloir. Les vibrations du moteur nous masse le dos. On entame enfin les baklava que T. a choisis dans la vitrine du café. On croque une ou deux fois et on se les passe comme on ferait tourner un joint ou un chalumeau. Ils sont un peu secs, T. est déçu, mais celui saupoudré de vert, le plus fin en forme de triangle, rattrape la fadeur sucrée des autres. A l'arrivée, je vois S., elle descend les marches du bus, T. me le fait remarquer, je la rattrape et on se raconte nos journées – elle a fait les soldes avec son frère. Les phrases que je formule s'enchaînent toutes seules mais un peu bizarrement parfois, je le sens bien, ça ne fait rien, on se dit bonne soirée, à bientôt peut-être.


En rentrant, la tension dans la cuisine. T. avait oublié de prévenir B. que nous étions en train de rentrer, le dîner n'est pas prêt, les patatas bravas ont à peine été lancées et le four s'éteint toutes les 5 minutes. M. ne parle plus. T. s'excuse et aide B. là où il faut. Avec S. on tourne en rond sans savoir quoi faire. M. a préparé toute l'installation pour voir le film sur la terrasse. Magnolia. Des histoires éparses, fragmented, qui sont reliées sans l'être vraiment, au fond, comme le fil de vies partout. Je regarde la toile autant que les étoiles. Le son est fort, je pense aux voisins. Tant pis, ce n'est rien de grave, ce n'est que le son d'un film dans la nuit et personne ne se plaindra. Des patatas bravas dorées refroidissaient dans mon assiette et ma fourchette les pique une par une dans le noir. Dans le film, il se met à pleuvoir des crapauds. Ils s'écrasent contre les pare-brises, cassent des fenêtres, tombent dans les cheminées. Je ne me suis pas attachée à l'histoire – trop occupée à me repasser le film de ma journée – donc je prends les images telles qu'elles viennent, accueillant le désordre de l'intrigue comme celui qui nous habite. 

Après 3h10 (le film le plus long de la terre), j'ai fait la vaisselle. Je voulais soulager B.sans qu'elle ne le voie venir. Je ne voulais pas qu'elle retrouve ces piles de casseroles et la sauce séchée au fond des plats en se levant. T. m'a secondée en silence jusqu'à ce qu'il me demande ce que j'avais pensé du film. J'ai répondu qu'à partir du moment où j'ai cessé de vouloir le comprendre et de mettre l'histoire dans les cases de la cohérence cinématographique – when I surrendered to it – ça allait mieux. Il était dérangé, piqué, embêté par ce qu'il venait de voir et ne savait pas quoi en faire. Avant de disparaître, il a mis le doigt sur son état: ''I feel mentally vulnerable''. J'ai éteint la lumière en entendant l'eau de sa douche couler.