D'un coup, j'ai vu
trouble. L'angoisse de la tisane trop chaude avalée rapidement m'a
prise à la gorge, et cette fois-ci je ne l'ai absolument pas vue
venir – comment aurais-je pu alors qu'on éclatait de rire à la
minute avec S? Comme un tournis foudroyant de l'intérieur, j'ai
sans doute marqué une pause au milieu de ma phrase. Retour en
arrière, à la genèse de l'angoisse, à l'aube des années où je
vérifierais inconsciemment si les salles de classe avaient bien deux
portes, ce prélude très subtil à tous les mécanismes de défense
et de fuite qui se sont mis en place depuis. Tu pensais ne plus
jamais la recroiser, cette angoisse de tout va sortir dans les deux
minutes laissez-moi m'en aller faire ça en paix - J'ai le visage qui
se vide de sa couleur, j'ai l'estomac au bord des lèvres et le corps
au bord des larmes. Et bien elle t'a enveloppée d'un voile très fin
que tu sais rendre invisible, certes, souvent tu lui as fait la peau
sans la tuer et c'est d'autant plus noble, mais elle retrouve son
chemin, elle a eu le temps et, à avancer en te mettant de côté, tu
lui as ouvert des portes sans t'en rendre compte. Mon
cerveau n'était plus léger, les mots rigolos n'avaient plus de
sens, je ne pensais qu'à m'extraire. Je voyais la réalité d'avant
la montée de cette chaleur torpide dans ma gorge et celle d'après,
celle qui m'a fait m'enfermer dans les toilettes en espérant trouver
le temps de calmer ma respiration et de détendre mon foie, gonflé
au toucher. J'ai serré les dents et j'ai pris le soin de dire bon
allez je vais rentrer merci pour cette soirée en posant chaque mot,
faisant mine de découvrir l'heure tardive par la plus grande des
coïncidences sur l'écran de mon portable, pour paraître calme
alors que je me liquéfiais dedans. Sans comprendre pourquoi, sans
savoir où ça allait finir: dans le caniveau, dans les pommes, dans
le sel des larmes, dans le noir, dans la tiédeur de l'espace qui
sépare la couette des draps.