J’entreprends de tout déverser, dans la chaleur de
l’espace associatif, derrière les portes ouvertes sur les 35 degrés extérieurs,
devant les joueurs de cartes qui ne me prêtent pas attention, je ressens qu’il
faut vider. Il ne faut pas tout vider, il faut garder beaucoup. Il faut tout
garder mais il faut tout vider. Se vider sans relecture. Se vider pour
retrouver l’alignement de la seconde de l’instant présent et du vécu. Vider
sans ambition. Vider par l’écrit pour trouver le chemin de l’oral. Je passe ma
vie à faire des listes : des listes de choses à faire qui structurent mes
journées, des listes salvatrices dans l’orientation qu’elles donnent, dans
l’illusion qu’elles offrent d’un but à tout ça, dans leur pouvoir d’anesthésie
bénigne, raisonnée, quotidienne, des listes d’envies, des listes de métiers,
des listes de mots bourrés de sens, des listes que je commence en sachant que
les tirets n’existeront que sur le papier. Parfois j’oublie les s au pluriel et
ça ne choque plus mon œil. J’ai chaud, trop chaud sans doute mais c’est quand
il fait chaud que l’on est ramené à notre sueur et à notre souffle. C’est quand
il fait chaud que le corps ralentit, que le corps en a marre, qu’enfin la
chance nous est donnée de soupirer. J’ai envie d’apprendre l’écriture directe, l’écriture
automatique, l’écriture qui n’est pas complexée de ses verbes être et avoir, des
« il y a », des répétitions et des mots simples. L’écriture qui coule comme un ruisseau, qui
crache comme les égouts, qu’on avale comme un verre d’eau. Un des joueurs de
cartes me dépose une poignée de bonbons-statues, ceux qui sont friables et trop
sucrés, entre la guimauve et la dragée. En guise de bonjour, il m’offre le fond
d’un sachet de sucreries qu’ils partagent tous les jours de la semaine. Depuis mon
arrivée à la ludothèque, j’élaborais un plan pour leur demander de me joindre à
leur jeu. Il m’a fallu une heure, il a fallu que ce monsieur dont les yeux
sourient croise mon regard, m’offre ces bonbons pour que je pose la question.
Ils jouent sur un tapis rouge qu’ils déroulent et déplacent de table en table. L’un
m’a dit « c’est compliqué, il faut calculer ». J’entendis sa réserve,
elle fit écho à la mienne, mais mon corps était déjà sur la chaise face au
distributeur de bonbons, mes mains attendaient les cartes qu’il distribuait, mon
téléphone enregistrait. Le sceptique est resté à côté de moi, jouait à ma
place, posait les cartes en m’expliquant le jeu à mesure que ça avançait. Je n’ai
pas compris mais le pont est en ébauche. Je ne mangerai pas les bonbons mais je
les emporterai. J’aime qu’ils ne calculent pas ma présence. J’aime les mots
français qui ponctuent leurs phrases : asticots, moi ça me dégoute, chauve-souris,
maladie professionnelle, métastases, 700€ par mois, il est plus jeune que moi,
Mitterrand, 1981. J’aime celui qui cherche le balai dès qu’il aperçoit un cafard,
l’autre qui écrase les mites du bout du pied, celui qui n’enlève jamais son
béret. Deux albanais sont entrés pour les Restos du cœur, j’ai essayé en
anglais, ils ont essayé l’allemand et c’est comme ça qu’ils ont compris qu’il
fallait revenir lundi. A midi, je suis allée faire quelques courses chez Biot, payer
pour bien manger devrait tomber sous le sens. Je me sentais hors contexte de ce
lieu tout en sentant le soulagement – le privilège – qu’offre l’achat de
produits sains.
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